Le droit de rêver… à un autre monde possible
Le droit de rêver est synonyme de recherche de (micro ou macro) alternatives, dans une réalité sociale chaque jour en construction ou dans l’élaboration de concepts et de théories aspirant à promouvoir le bien commun. Un pari pour comprendre autrement la planète, la solidarité internationale et les nouvelles relations entre les peuples.
Terre, démocratie sociale et éthique collective
Une municipalité où chaque travailleur perçoit le même salaire, environ 1200 euros pour 35 heures de travail, dans une Espagne qui continue de vivre une forte crise structurelle et une Andalousie où les chiffres du chômage dépassaient, fin 2014, 24 % de la population économiquement active.
Marinaleda[1] – une superficie d’à peine 25 km2 et moins de 3000 habitants, une économie fondamentalement agricole et une administration de gauche depuis 35 ans – a réussi cette gageure : consolider un « micro-modèle alternatif » de société. Chaque famille peut y disposer d’un logement, moyennant un loyer de 15 euros mensuels. Les prix des services sont minimes, la garderie (avec une cantine) ne coûte pas plus de 12 euros par mois.
La concrétisation d’un État social, résultant d’une autre manière de faire et de comprendre la participation et la politique. Où le parti gouvernemental[2] et le puissant syndicat agricole[3] renforcent mutuellement leur synergie en utilisant les instruments institutionnels de la mairie pour impulser des avancées substantielles dans la mise en oeuvre d’une réelle démocratie sociale.
Les « Sans-terre » pensent à la société entière
À 10.000 km de ce laboratoire andalou, le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST), au Brésil continue d’exercer quotidiennement son « droit collectif aux alternatives »[4].
Considéré comme l’un des acteurs sociaux les plus importants du continent, promoteur notoire du réseau international Via Campesina[5], il a développé une nouvelle conception du pouvoir autour de la lutte pour la terre et la réforme agraire.
Toute nouvelle occupation de terres improductives s’accompagne, comme premier pas, de la construction d’une petite école pour les enfants des occupants. Chaque mobilisation rurale cherche à se renforcer grâce à une large alliance citoyenne. Les fonctions dirigeantes sont assumées par rotation, avec un aller et retour permanent de la direction (coordination) aux bases et réciproquement ; il n’existe ni président, ni secrétaire général, la direction étant collective et décentralisée.
Durant ces dernières années, les luttes communes sont devenues quasiment une obsession politique pour le MST. Ouvrant ainsi son action à d’autres acteurs du monde rural, urbain, académique, à la société civile en général, pour parvenir à une articulation et une synergie plus complètes de ses objectifs et de ses combats.
Parmi les objectifs centraux du MST, l’un des plus fondamentaux est la souveraineté alimentaire. Elle implique d’affronter le modèle de production de l’agro-négoce – basé prioritairement sur l’exportation – et notamment de dénoncer activement l’usage abusif des engrais toxiques. Aujourd’hui, chaque Brésilien-ne consomme annuellement 5 litres de poison et la lutte contre ce système doit être l’œuvre la société brésilienne tout entière. Un tel affrontement doit inclure, selon le MST, le débat pour un changement de paradigme dans le monde rural.
Le Mouvement a déjà obtenu l’octroi de parcelles pour plus de 400.000 familles. Sur les terres occupées, des centaines de coopératives et d’associations assurent la production d’aliments. Celle-ci est complétée par le développement de l’agro-industrie. Les « Sans-terre » contestent le modèle dominant qui considère la terre comme un simple marchandise, préconise la monoculture, et a pour principal objectif l’agro-exportation, ce qui déprécie totalement la nature, l’environnement, le sol et l’être humain lui-même. Pour leur part, ils défendent le paradigme de la production familiale agroécologique, fondée sur la coopération agricole avec le nécessaire ingrédient de l’agro-industrie.
Les villes du futur
De la campagne aux centres urbains, il n’y a qu’un pas. Du riz biologique certifié du Rio Grande do Sul au budget participatif comme outil de démocratie directe, telles sont les facettes d’une même et nouvelle application du « droit à rêver ».
Porto Alegre – capitale de cet Etat méridional du Brésil – s’est lancé dans la création de cet outil. En 1989, le Parti des Travailleurs (PT) venait de gagner les élections municipales. Un moment opportun pour soumettre les priorités financières et budgétaires à un exercice graduel et lent d’analyse collective, grâce à des assemblées citoyennes élisant des délégué-e-s, depuis les quartiers et les régions jusqu’à la ville entière.
L’expérience novatrice du budget participatif fut l’aimant qui attira la convocation, en 2001, dans cette ville, du 1er Forum Social Mondial (FSM). Après 14 ans d’existence et 9 réunions centralisées, tenues sur 3 continents différents (Afrique, Asie, Amérique latine), le FSM est devenu l’espace de réflexion et d’échange le plus large sur lequel peut compter actuellement la société civile planétaire organisée. Et il s’autoconvoque aujourd’hui dans la capitale tunisienne, pour la dernière semaine de mars 2015.
25 ans après cette première expérience brésilienne de budget participatif, plus de 1500 villes, dans le monde entier et de dimensions fort diverses – Brasilia, Buenos Aires, Bologne, Séville, Málaga, Portland, Ontario, Yokohama, etc. – le pratiquent actuellement dans les variantes et modalités les plus variées.
La cité de demain est en construction, soulignent des urbanistes socialement engagés qui, au cours des dernières années, ont enrichi les concepts et les propositions. « Tout individu doit s’approprier l’ensemble de la cité », soulignent ces urbanistes. Cela signifie se battre pour les espaces publics, lutter pour l’eau potable, la construction d’écoles et de dispensaires, les transports collectifs…
Dans ce cadre, les alternatives prolifèrent dans le monde, parallèlement à l’accentuation des tensions urbaines résultant de la concentration excessive de population. Telles les « Community Land Trust », plus de 250 structures collectives de propriété foncière nées aux Etats-Unis depuis les années 1980. Ou les coopératives d’habitation dans tant d’autres villes du monde, visant à favoriser, dans un but social, une démocratisation de l’accès à la propriété citadine. Tout comme les propositions, en nombre croissant, d’agriculture urbaine ou périurbaine, les jardins collectifs, et tant d’autres initiatives socioculturelles au niveau des quartiers qui tentent de modifier les paradigmes d’appartenance et d’appropriation citoyenne.
Les zones à défendre : le « zadisme » comme mouvement
Il s’agit d’expériences de résistance citoyenne, qui couvrent par dizaines le territoire français et s’étendent en Europe – Belgique, Pays basque – en réactualisant une méthodologie de lutte ancienne basée sur l’occupation des lieux. Ceci afin de s’opposer aux « grands projets inutiles imposés » (GPII).
« Zones d’aménagement différé » pour les « aménageurs », Zones à défendre (ZAD) pour les résistants, les ZAD sont en effet des zones pour y vivre – c’est-à-dire des espaces de vie – résultant notamment de luttes contre des projets d’infrastructure jugés inutiles ou surdimensionnés. Par exemple, l’aéroport « retardé » de Notre-Dame-des-Landes (Loire Atlantique), le barrage controversé de Sivens conçu pour l’irrigation de terres agricoles sur un affluent du Tarn – où les protestations ont coûté la vie, en octobre 2014, au jeune Rémi Fraisse. Ou encore, dans le département du Rhône, l’opposition au grand stade de l’Olympique lyonnais.
Ces luttes tenaces, souvent héroïques et de longue durée (des mois, voire des années…) remettent en question les critères dominants de croissance, de production, de consommation et de propriété, pour inventer de nouvelles formes de citoyenneté et de responsabilité collectives.
Il existe une autre pensée possible…
Au cours des dernières années, grâce en particulier à l’explosion de la participation indigène à de nouveaux processus politiques en Amérique Latine – Bolivie, Equateur, etc. – le concept du « bien vivre » comme alternative au développement économique conventionnel a pris une certaine consistance. Cette vision est fortement présente chez une grande partie des peuples indigènes du continent, mais elle gagne en visibilité politique dans les nouvelles constitutions de ces deux Etats andins[6].
Nouvelle relation avec la « Terre Mère » (la Pachamama), rupture avec la logique anthropocentrique propre au capitalisme et au défunt « socialisme réel », questionnement de concepts jusqu’ici inébranlables comme ceux de développement et de croissance, ont ouvert un cadre conceptuel qui réalimente, dans le Nord également, des réflexions intéressantes.
Ainsi les théories et les conceptions développées par le mouvement des objecteurs de croissance, qui ont exploré et déployé un nouvel espace intellectuel en France, en Suisse et dans d’autres pays européens. Cela sans sous-estimer la revitalisation de la réflexion sur l’« écosocialisme »[7] qui, bien que n’étant pas nouvelle, acquiert une certaine actualité dans les débats politiques européens en raison notamment de la crise de la pensée social-démocrate[8].
À quoi s’ajoute la naissance de théories « nouvelles » : en particulier celle du « bien commun » ou « bien public », comme projet économique ouvert aux entreprises cherchant à implanter une économie soutenable et comme alternative aux marchés financiers.
Il convient également d’incorporer à ces nouveaux territoires de la pensée et de l’action les réflexions constantes sur la communication alternative comme nécessité et condition idéologique pour rapprocher les mondes, promouvoir la conjonction d’expériences, revitaliser sans cesse le débat sur les concepts et les paradigmes.
Les pratiques locales, les expériences globales, les théories revivifiées, les nouvelles formes de pensée… Une recherche concrète, un zigzag de propositions, un exercice actif de « citoyenneté globale » pour ne pas sacrifier son droit à rêver. En le revitalisant collectivement, du 24 au 28 mars, lors du prochain Forum social mondial dans la capitale tunisienne.
– Sergio Ferrari, contribution d’E-CHANGER/COMUNDO, ONG de coopération solidaire activement engagée dans le FSM
(Traduction : Hans Peter Renk)
[1] Pour de plus amples informations, cf. l’article « Marinaleda » de Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Marinaleda
[2] Collectivo de unidad de los trabajadores – Bloque andaluz de izquierda (CUT-BAI)
[3] Sindicato de los obreros del campo – Sindicato andaluz de los trabajadores (SOC-SAT)
[4] Pour de plus amples informations, cf. l’article « Mouvement des sans-terre » de l’encyclopédie Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_sans-terre ; dossier « Mouvement des sans-terre » sur le site « Mémoires des luttes » : http://www.medelu.org/-Dossier-Mouvement-des-sans-terre-
[5] En Suisse, le syndicat paysan Uniterre est affilié à Via Campesina: www.uniterre.ch/index.php/fr/
[6] Ce qui n’exclut malheureusement pas, comme c’est le cas actuellement en Equateur, des situations fortement conflictuelles entre le gouvernement de Rafael Correa et les mouvements indigènes (la CONAIE), notamment par rapport à des visions divergentes de la politique écologique dans ce pays.
[7] Cf. les documents d’« Alternatives face aux défis écologiques : rencontres européennes », tenues à Genève, du 24 au 26 janvier 2014, organisées par le groupe écosocialiste de solidarités :www.solidarites.ch/geneve/ecologie-menu/59-ecosoc/708-2014-01-24-26-rencontres-europennes-alternatives
[8] Crise dont la dernière manifestation est (provisoirement) la politique concrète du gouvernement français de Manuel Carlos Valls Galfetti et de son nouveau ministre de l’économie, le banquier Emmanuel Macron…
http://alainet.org/active/81122&lang=fr
This article was published on 22nd March 2015, for the World Water Day, in Global Education Magazine.